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Histoire du matrimoine français : deux expositions de Marguerite Durand (1900-1922)

par Marion VOISIN

Dans le cadre de mon Master 1 Patrimoine et Musées à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, j’ai dû réaliser un mémoire portant sur l’histoire du patrimoine. Toutefois, en écho à la réflexion soulevée par Ellen Hertz en 2002 dans Le Musée cannibale : « Pourquoi me demande-t-on de réfléchir sur le « patrimoine » […] moi qui ne suis pas « pa » mais « ma » ? »[1], je me suis interrogée sur la place de l’héritage culturel des femmes dans le « patrimoine ». Cette interrogation m’a conduite à orienter mes recherches vers des initiatives liées au matrimoine, entreprises au XIXe ou au début du XXe siècle, une période où le féminisme commence à se structurer en France. Mon intérêt pour le féminisme et le matrimoine m’a naturellement conduite à étudier la figure de Marguerite Durand qui a réalisé deux expositions temporaires en 1900 et 1922. Ainsi, mon Mémoire de Master 1, consultable à la Bibliothèque Marguerite Durand, porte l’intitulé suivant Histoire du matrimoine français : deux expositions de Marguerite Durand (1900-1922). Cette étude a permis d’analyser de manière approfondie ces deux expositions, en m’interrogeant : Dans quelles mesures Marguerite Durand a-t-elle contribué au matrimoine français par ces deux expositions à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ?

Marguerite Durand se distingue comme l’une des figures féministes les plus étudiées des XIXe et XXe siècles. Elle fait partie des rares militantes à voir son parcours relaté dans plusieurs biographies et livres d’histoire, qui dévoilent sa trajectoire de vie, de sa carrière de comédienne à sa découverte du journalisme, en passant par sa « conversion » au féminisme, à la fondation de son journal La Fronde, et à sa détermination à conserver le matrimoine féministe au sein de sa bibliothèque. Cependant, elle demeure peu étudiée sur la politique matrimoniale qu’elle a entreprise toute sa vie et qui l’a conduit à fonder sa bibliothèque. Pourtant dès 1897, alors qu’elle est en train de réfléchir à son projet de quotidien et à l’aménagement des futurs locaux de la rédaction, elle griffonne, au crayon à papier, son envie de réaliser une exposition permanente sur : « des travaux féminins artistiques ou autres »[2].

Cette aspiration, à mener une politique culturelle, se concrétise véritablement en 1900 et en 1922, lorsque Marguerite participe activement à la mise en place de deux expositions féministes et féminines temporaires. La première, organisée durant l’Exposition universelle de 1900 au Palais des Congrès, est la première exposition féministe en France. Elle s’inscrit dans le cadre du Congrès international de la condition et des droits des femmes, et vise à mettre en lumière l’histoire et les revendications des cinq groupes féministes ayant contribué à sa conception : la Société pour l’Amélioration du Sort de la Femme et la Revendication de ses Droits, la Ligue Française pour le Droit des Femmes, le Groupe Français d’Études Féministes, la Solidarité des femmes et l’Égalité. En 1922, Marguerite Durand organise l’exposition Femmes célèbres du XIXe siècle pour recueillir les fonds nécessaires à la relance de La Fronde et la création d’un Club des femmes journalistes. Cette exposition se tient du 19 octobre au 25 novembre 1922 dans un local situé au 47 rue Vivienne à Paris, dans un contexte où le Sénat examine les articles de loi sur le droit de vote des femmes. Elle met en exergue de nombreux portraits et objets d’un panel de femmes célèbres du XIXe siècle. Ces deux expositions témoignent d’une envie matrimoniale de collecte, de conservation et de communication de l’histoire des femmes et du féminisme, mais également d’une volonté politique de sensibilisation du public à l’intérêt du féminisme dès la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Ce geste matrimonial pourrait paraître anachronique aujourd’hui. En effet, le débat entre les notions de « patrimoine » et de « matrimoine » s’est véritablement ancré au XXIe siècle, s’accompagnant d’une réévaluation du « patrimoine » en tant qu’héritage patriarcal et exclusif, et d’une définition du matrimoine comme l’héritage et les biens culturels légués par les générations de femmes précédentes. Pour incarner ce débat, les Journées du Matrimoine ont été créées en 2015, à l’initiative de l’association HF Ile-de-France, pour faire écho aux Journées du Patrimoine et faire émerger « l’héritage des mères » et rendre visibles leurs œuvres. Toutefois le mot « matrimoine » n’est pas un néologisme, mais plutôt une notion puissante qui représente le fait que, quels que soient les contextes de production et de création, les femmes ont toujours créé, écrit, pensé, et inventé au long des siècles. C’est dans ce cadre que la note rédigée par Marguerite Durand prend toute sa pertinence : en 1897, une féministe se fait le porte-voix de la mémoire des femmes. Dans cette note, elle exprime son désir de collecter, conserver et transmettre les « travaux féminins ». Dès cette époque, elle manifeste son intention de réaliser une « exposition » destinée à placer les « travaux » réalisés par des femmes dans un espace public. Par cette démarche, elle s’inscrit pleinement dans le matrimoine, à travers l’organisation des deux expositions temporaires en 1900 et 1922.

Afin d’étudier ces deux expositions, je me suis inscrite dans plusieurs historiographies croisées, alliant l’histoire du matrimoine, du patrimoine, des féministes, des femmes et du genre, tout en intégrant les dimensions historiques, sociales, matérielles, politiques et culturelles. Par ailleurs, ces deux expositions ont été le fruit de la collaboration de personnes individuelles, plus ou moins connues, dont il a fallu saisir le parcours de vie, notamment celui de Marguerite Durand qui est l’une des principales organisatrices des expositions. Cette étude est inédite, dans la mesure où elle aborde deux événements jamais traités ensemble par les historiens, tout en nouant différents héritages historiographiques pour les narrer. Étant donné que les expositions ont été seulement mentionnées de manière marginale dans la plupart des ouvrages, il a été indispensable de consulter les sources d’époque.

L’exposition de 1900 illustre parfaitement la difficulté d’élaborer une histoire du matrimoine et du féminisme en raison du manque de documents d’époque. Les sources disponibles sont rares, néanmoins, Hubertine Auclert a rédigé un article sur sa visite de l’exposition dans Le Radical du 19 juin 1900, et le bulletin trimestriel de la Société pour l’Amélioration du Sort de la Femme et la Revendication de ses Droits de mai à août 1900 évoque les discussions autour de l’organisation. Certains journaux féministes, tels que La Fronde ou Le Journal des Femmes, en font également une mention succincte. En outre, cette exposition a été réalisée conjointement avec le Congrès international de la condition et des droits des femmes, et la Bibliothèque Marguerite Durand conserve des recueils sur cet événement, comprenant des archives relatives aux adhésions, à la liste des présences, aux comptes-rendus, aux factures, aux comptes financiers et à un dossier de presse. Il y a quelques mentions sur l’exposition, bien que cela reste mineur. A contrario, la Bibliothèque Marguerite Durand conserve un fonds d’archives complet relatif à l’exposition de 1922, consacrée aux femmes célèbres du XIXe siècle. Ce fonds, correspondant à la boîte 6 du fonds Marguerite Durand, regroupe toutes les archives liées à la préparation de l’événement (plans, annonces, notes, comptes), les reçus des objets prêtés, un registre des pièces officielles, ainsi que la correspondance, les factures, les comptes et les articles parus à propos de l’exposition.

Marguerite Durand a une place prépondérante dans l’organisation de ces deux expositions. Elle est une figure d’autorité inspirant confiance à ses pairs de par sa place majeure dans le féminisme, dans le journalisme et dans la scène politique française. En effet, si elle a un rôle aussi important, c’est qu’elle a su nouer au fur et à mesure du temps un réel réseau de contacts et acquérir de nombreuses compétences pratiques lui permettant d’organiser sereinement ces deux expositions. D’ailleurs, il est important de comprendre l’évolution de son implication entre l’exposition de 1900 où elle doit dialoguer étroitement avec les différentes militantes et les autres associations féministes, et l’exposition de 1922 où elle occupe un rôle de commissaire et de mécène. Dans les deux cas, les deux expositions ont nécessité une organisation collective entre les associations féministes, les lecteurs de La Fronde, les artisans, les déménageurs, les propriétaires des œuvres, les mécènes, les institutions culturelles et les militantes. Tous ces acteurs ont permis la tenue de ces expositions et les étudier permet de comprendre tous les processus d’élaboration de ces deux évènements.

Cette organisation collective a permis de collecter des archives et des œuvres d’art rares et dispersées. Pour la première exposition, les cinq groupes féministes ont rassemblé des portraits, photographies, statues, pancartes et archives de leurs membres et de leurs associations. On peut citer des photographies et un portrait de Maria Deraismes, un tableau signé « Truffot », des photographies des féministes, des tableaux comparatifs, le bas-relief en bronze de Syamour (actuellement exposé dans la salle de lecture de la BMD – voir image ci-contre) et les archives des sœurs Vincent.

Pour la deuxième exposition, Marguerite Durand a lancé cette collecte par le biais de brochures, dans lesquelles figure l’appel suivant : « Toute personne souhaitant contribuer à cette œuvre, soit en prêtant pour l’Exposition des Femmes célèbres du XIXe siècle des portraits, œuvres d’art, autographes, manuscrits, etc., soit d’une autre manière, est priée de s’adresser au 47, rue Vivienne, où son aimable concours sera accueilli avec reconnaissance »[3]. Elle a également pris contact directement avec des personnes et des institutions culturelles qui détiennent des œuvres de femmes.

Grâce à ce travail, elle récolte des portraits, tels que celui d’Éléonore Escallier, des bustes et des statuettes, comme la reproduction en marbre de Lili Boulanger, ainsi que des livres et des objets de la vie quotidienne comme de la correspondance, des carnets, un encrier et un moulage mortuaire. Certains objets collectés sont représentés dans le numéro d’Eve du 29 octobre 1922, dont la page dédiée à l’exposition est conservée à la BMD.

Une fois les objets et les archives collectés, les expositions ont pu être installées, au Palais des Congrès pour celle de 1900, rue Vivienne pour celle de 1922. Elles ont toutes les deux fait l’objet d’une scénographie soignée. L’exposition de 1900 prend la forme d’un espace où les cinq groupes militants présentent leurs actions, leurs parcours et leurs priorités.

Croquis réalisé par les établissements Paz et Silva dans le cadre de l’exposition Femmes célèbres du XIXe siècle, Boîte 6A, Enveloppe 3A,
« Factures et comptes », BMD, 30 et 31 août 1922. 

L’exposition comprend des photographies et des portraits de féministes tel que Maria Deraismes et Marguerite Durand, ainsi que des œuvres artistiques revendiquant l’égalité entre les femmes et les hommes, à l’instar du tableau de Truffot, sur lequel est inscrit : « Au point de vue des droits civils, le Code français assimile la femme mariée au fou, au mineur, à l’interdit ». On y trouve également des placards manuscrits réalisés par Caroline Kauffmann, appelant les femmes à prendre conscience de leur oppression, des tableaux statistiques comparant les proportions et les salaires des hommes et des femmes dans le commerce et l’industrie, ainsi que les archives féministes collectées par Eliska Vincent et sa sœur Florestine.

L’exposition de 1922 plonge le visiteur dans une atmosphère de salon mondain orné de fleurs, tout en réservant une salle sobre exclusivement dédiée à l’exposition. Marguerite Durand y présente six groupes de femmes célèbres : les têtes couronnées, les militantes politiques, les femmes de lettres, les musiciennes, les artistes et les comédiennes. La scénographie n’a pas choisi l’ordre des différents groupes au hasard, les reines et les princesses de France ancrent les femmes dans l’histoire, elles sont suivies par les militantes politiques qui créent une rupture nette avec cet héritage monarchique, viennent ensuite les femmes de lettres qui légitiment l’intelligence féminine, puis suivent les artistes qui attestent de la capacité de la femme à créer, et enfin les comédiennes de théâtre clôturent l’exposition en insérant celle-ci dans une culture populaire. Les femmes mises en avant par Marguerite Durand dans cette exposition sont par exemple : Hubertine Auclert, l’Impératrice Eugénie, Augusta Holmès, Judith Gautier, Hortense Schneider, Hamelin par des portraits, des bustes, des statuettes, ainsi que des objets personnels tels que des correspondances, des carnets, un encrier et un moulage mortuaire.

Les deux expositions ont attiré de nombreux visiteurs grâce à une communication importante qui se fait par la presse, par des évènements, par des brochures, par des visites inaugurales et par des affiches. Tout est fait pour attirer le plus de public et permettre à ces évènements d’être un enjeu d’intérêt. Une fois sur place, le visiteur est accueilli avec certains égards afin de favoriser le bouche à oreille et donner une expérience plaisante. Certaines militantes sont présentes en 1900 afin d’informer les visiteurs et de répondre à leurs questions. Pour la deuxième exposition, Marguerite Durand réalise des visites commentées, mais il y a également des conférences et des pièces de théâtre qui sont organisées. Marguerite Durand souhaite utiliser l’art oratoire pour faire éveiller le passé : « Vous avez vu les images muettes. Mais ici même, dans notre salle de conférences, à la voix de Mme René Viviani, de Sarah Bernhardt, de Me Henri-Robert, le passé s’éveillera, s’animera et les femmes françaises revivront parmi nous, comme vivent encore, tenaces et magnifiques, leurs rêves, leurs œuvres, leurs âmes tout en rêve » [4] par des conférences organisées du 5 novembre au 7 décembre 1922. Cette médiation est complétée dans les deux expositions par la présence de cartels explicatifs des objets présentés.

Les deux expositions temporaires ont offert une plateforme unique pour mettre en avant, dans l’espace public, des enjeux fondamentaux du féminisme. D’une part, elles ont permis de souligner des combats menés par des associations et groupes féministes, tels que l’inégalité salariale entre hommes et femmes, les injustices du droit civil à l’égard des femmes, ainsi que les parcours et engagements de militantes. D’autre part, elles ont également présenté des figures féminines emblématiques du XIXe siècle, qu’elles soient têtes couronnées, militantes politiques, écrivaines, musiciennes, artistes ou comédiennes. À travers les objets exposés, ces femmes ont non seulement contribué à la crédibilité du militantisme, mais ont également lutté contre les stéréotypes véhiculés par les anti-féministes, tout en établissant un dialogue avec des institutions culturelles et politiques. Ces expositions ont ainsi joué un rôle crucial dans l’écriture de l’histoire du féminisme et des femmes, permettant de mettre en lumière des récits souvent oubliés ou effacés, grâce à un véritable travail d’historien mené par les organisateurs, qui ont puisé dans les archives et interrogé les proches des figures exposées.

VOISIN Marion


[1] Ellen Hertz, « Le Matrimoine » dans Marc-Olivier Gonseth et al. (eds.), Le musée cannibale, Neuchâtel, MEN : GHK, 2002, p.295.

[2] Note manuscrite de Marguerite Durand, Boîte 5A. 10, « La Fronde, Notes de Marguerite Durand », BMD, 1897.

[3] Brochure pour l’Exposition Femmes célèbres du XIXe siècle, Boîte 6 – Enveloppe 1.1, « L’Exposition des Femmes célèbres du XIXe siècle, Annonces », BMD, 1922.

[4] Roger Dévigne, “Les Femmes célèbres du XIXe siècle, Un Panthéon des gloires et des grâces féminines” », L’Avenir, 20 octobre 1922.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
inviteesbmd (6 mars 2025). Histoire du matrimoine français : deux expositions de Marguerite Durand (1900-1922). L'effet Marguerite. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13fld


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