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Thilda Harlor : critique d’art à La Fronde

par Eva Minard, autrice de deux mémoires sur Thilda Harlor. Le premier, dans le cadre d’un Master en Histoire de l’art à Paris 1 Panthéon-Sorbonne intitulé “Les Semaines Artistiques de Thilda Harlor à La Fronde : une critique d’art féministe ? 1899-1901″ sous la direction de Catherine Méneux. Elle a ensuite continué à étudier la production critique de Thilda Harlor lors d’un second mémoire “Thilda Harlor : critique d’art féministe au service du développement culturel au passage du siècle. Étude de cas de sa collaboration à La Fronde 1897-1905.” dans le cadre d’un Master en développement culturel sous la direction de Valérie Auclair à l’Université Gustave Eiffel. Ces deux travaux sont consultables à la bibliothèque Marguerite Durand.


L’idée selon laquelle le journalisme est une activité genrée prospère au XIXè siècle. De même qu’une véritable sexuation de l’espace public existe, les genres journalistiques se voient divisés en deux catégories : féminine et masculine. Cela est nommé la théorie des deux sphères. Des champs sémantiques particuliers leurs sont associés. Pour les genres féminins comme les chroniques, un bel esprit est exigé, de la sensibilité et de l’intimité avec le lecteur. Au contraire, les rubriques plus strictes, sérieuses et qui requièrent des connaissances solides sont associées aux hommes. Cette sexuation s’accroît d’autant plus lors de l’avènement du reportage, nécessitant la mouvance récurrente de l’auteur. Les femmes étant réduites aux espaces intimes et notamment au foyer sont totalement exclues de cette pratique. Ainsi, les femmes de l’époque prétendant à une carrière journalistique se heurtent à une hostilité générale, cantonnées à aborder des sujets frivoles considérées comme moins talentueuses et sérieuses que leurs homologues masculins.

Cette idée est alors mise à mal le jeudi 9 décembre 1897, lors de la première publication du journal La Fronde, piloté par Marguerite Durand. En tête de sa première colonne, le mantra suivant apparaît : « La Fronde, journal quotidien, politique, littéraire est dirigé, administré, rédigé, composé par des femmes. » [1] Cette affirmation reflète l’essence même du journal et de ses spécificités intrinsèques. Il est conçu par sa fondatrice d’après les quotidiens de masse de l’époque, réunissant toutes les rubriques attendues dans un journal d’information et notamment la rubrique de la critique d’art.

Thilda Harlor : critique d’art attitrée de La Fronde

Une signature s’impose rapidement au sein de la rubrique artistique hebdomadaire : Harlor.

Militante, féministe et femme de lettres, c’est aux côtés de Durand et des « frondeuses » qu’Harlor réalise ses premiers pas littéraires. Prolifique, c’est une des autrices les plus assidues, avec une signature que l’on retrouve aussi bien dans les premiers que dans les derniers numéros du journal. Son historiographie est très mince, malgré une contribution littéraire très dense que ce soit à La Fronde ou dans d’autres journaux.

Dans son autobiographie Mes Chemins, Harlor écrit : « À La Fronde, ma collaboration était assurée : une chronique de fête et un feuilleton hebdomadaire sur l’art […] Dans mon feuilleton, je parlais de tout ce qui touchait aux arts, à l’esthétique. Je piquais à mon gré dans l’actualité. » [2]

Comment s’articule sa critique d’art ? Elle publie, la majeure partie du temps, de manière hebdomadaire. Elle commence son cheminement littéraire par des comptes-rendus intitulés « Les Revues », « Les Journaux » et « Les Conférences ». Elle propose ensuite des articles indépendants assez conséquents, rapidement suivis de feuilletons récurrents, comme « La semaine artistique » (1899-1903) ou « À travers l’art » (1901-1903).

Aux prémices de sa carrière, il est possible d’entrevoir une certaine exclusivité entre La Fronde et Thilda Harlor. On ne trouve sa signature dans aucun autre périodique ou journal de l’époque. À ce moment-là, elle ne pouvait alors sûrement pas prétendre collaborer à d’autres journaux de par son inexpérience, mais aussi de par sa condition de femme. C’est seulement quelques années plus tard que sa signature apparaît en dehors de La Fronde, mais de manière très irrégulière.

Une critique d’art en mouvance

Dans La Fronde, Marguerite Durand impose des conditions d’écriture strictes et demande une mouvance accrue à ses collaboratrices, dans la lignée de l’avènement du reportage. Thilda Harlor se plie parfaitement à cette exigence, en côtoyant de nombreux lieux artistiques et culturels. Quels sont ceux qu’elle privilégie ?

Le tournant du siècle connaît de fortes mutations en terme d’exposition, avec l’apparition des galeries d’art et la pullulation de celles-ci sur le territoire parisien. Ces nouveaux lieux hybrides, coeur de la scène artistique parisienne de l’époque, incarnent les lieux favoris de Thilda Harlor, preuve de leur quantité dans ses écrits. Elle mentionne à de nombreuses reprises la galerie Georges Petit, la galerie des Artistes Modernes, Bernheim
ou encore Durand Ruel.

Les musées sont aussi très présents dans ses comptes-rendus artistiques hebdomadaires. Elle y relate les changements en terme de médiation culturelle et de démocratisation artistique, avec notamment l’exemple significatif du Louvre. Les ateliers d’artistes attisent aussi sa convoitise, les ateliers et les manufactures, ou encore tout simplement, la rue. Elle met l’accent sur les parcs, les rues et les jardins parisiens, qui sont, pour elle, des éléments constitutifs d’un cadre de vie sain et agréable.

À travers sa pratique journalistique et ses critiques d’art, Harlor traverse les frontières imposées par la théorie des deux sphères, s’affranchissant de la sphère privée pour embrasser pleinement l’espace public, notamment par sa présence régulière dans les différents lieux culturels parisiens. Il faut tout de même noter que, si la plupart de ses écrits prennent place à Paris intra-muros, Harlor se déplace aussi en Ile-de-France, notamment dans les châteaux.


Une critique d’art éclectique

Les parutions de Thilda Harlor dans La Fronde sont denses et représentent un véritable condensé de l’actualité artistique et culturelle parisienne de l’époque. La quantité, la qualité ainsi que la récurrence de ses écrits permettent de comprendre les mutations et les problématiques artistiques et culturelles inhérentes à une période charnière pour le monde de l’art.

Sa critique est éclectique en de nombreux points ; elle discourt aussi bien des peintres de siècles antérieurs que de ses contemporains, de l’architecture, du théâtre, de la poésie ou encore des arts décoratifs. Pour les arts plastiques, Harlor n’omet aucune technique, aucun médium. Elle ne met pas en exergue un genre artistique en particulier, contrairement à d’autres critiques, sous l’égide manifeste d’une hiérarchie des genres
imposée depuis des décennies. Une partie conséquente de ses publications est dédiée aux musées et à des réflexions muséologiques théoriques sur l’art et le monde culturel en général. Cela atteste de la vivacité de sa critique et de sa qualité.

Il est aussi important de noter que Thilda Harlor mentionne aussi bien des artistes femmes que des artistes hommes. Cependant, ses appréciations ne sont pas biaisées sous couvert d’être féministe : ses commentaires restent consciencieux et les femmes ne bénéficient pas de traitement de faveur de par leur genre. Au contraire, on pourrait déceler chez Harlor une exigence accrue et une inflexibilité quant aux travaux artistiques de ses consoeurs.

Une critique d’art engagée au service de la modernité et du développement culturel

Harlor utilise ses colonnes à La Fronde pour défendre un art engagé, accessible et en phase avec la modernité. En plus de son combat féministe, elle œuvre pour une culture ouverte à tous, intégrant une meilleure conservation des œuvres, l’éducation artistique pour tous, et l’amélioration de la condition professionnelle des femmes artistes.

Elle réinterroge les traditions académiques, les concours désuets faisant évoluer les élèves artistes dans des moules et la hiérarchie des genres. Elle préfère promouvoir des artistes et des courants ancrés dans l’innovation et des nouvelles techniques d’expositions, plus réduites. C’est dans ce sens qu’elle préfère les expositions en galerie. Plus restreintes et concentrées sur un artiste ou un petit groupe d’artistes affiliés, elles lui permettent de proposer une critique plus dense et pertinente, sans se noyer dans une masse hétérogène d’artistes présentés sans réel lien entre eux.

L’art public est une des idées les plus importante pour elle. Ardente défenseuse de l’art public et du paysage, qu’elle perçoit comme des éléments essentiels d’une meilleure qualité de vie, elle s’inscrit dans une démarche alliant esthétique et utilitaire. Harlor perçoit les transformations urbaines de son époque comme une opportunité de réintroduire le Beau dans la ville, tout en restant vigilante face aux excès de l’industrialisation et du modernisme qui menacent l’équilibre délicat entre l’art, la nature et l’urbanisme. Son engagement pour la protection des paysages, la promotion de l’art dans les rues et la critique des aménagements purement utilitaires, témoignent de sa vision d’une ville où l’esthétique contribue directement au bien-être collectif.

Véritable reflet de ses convictions socio-politiques et de ses engagements politiques, elle est convaincue que l’esthétique, l’art et la culture doivent non plus être des privilèges élitistes mais des biens communs, accessibles et compréhensibles à tous. L’éducation artistique, selon elle, est essentielle pour sensibiliser le public à la beauté et garantir la transmission d’une conscience patrimoniale.

Ainsi, ses réflexions sur la muséologie allient conservation, pédagogie et médiation, inscrivant l’art au cœur d’une société plus éclairée, plus juste et solidaire.


Conclusion

En sa qualité de critique d’art au sein de La Fronde, Thilda Harlor s’impose comme une figure intéressante mais encore méconnue en histoire de l’art. À travers toute sa production littéraire, elle dépasse les contraintes imposées aux femmes de l’époque, tout en militant pour un art social, nécessaire selon elle. Sa rigueur critique, son engagement en faveur de la démocratisation culturelle et sa vision éclectique de l’art font de ses écrits des éléments notables et inédits pour appréhender un siècle en mutation. L’anti-élitisme culturel que Thilda Harlor prône inscrit son combat dans une vision où la Beauté, la culture et l’art ne sont plus privilèges mais des éléments fondamentaux du bien-être collectif, un droit, et l’essence même du développement humain.



Bibliographie sélective

  • BROGNIEZ, Laurence, « Les femmes au Salon : propositions pour une étude de la critique d’art féminine
    au XIXè siècle » in Féminin/Masculin : écritures et représentations. Corpus Collectif [en ligne],
    Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2003.
  • FOUCHER ZARMANIAN, Charlotte, « Les femmes artistes sous presse. Les créatrices vues par les
    femmes critiques d’art dans la presse féminine et féministe en France autour de 1900. », Société &
    Représentations, vol. 40, 2015, p. 111-127.
  • LÉVÊQUE, Sandrine, « Femmes, féministes et journalistes : les rédactrices de La Fronde à l’épreuve de la
    professionnalisation journalistique », Le Temps des médias, vol. 12, 2009, p. 41-53.
  • MINARD Eva, Thilda Harlor et la rubrique « La semaine artistique » dans La Fronde (1899-1901) : une
    critique d’art féministe ?, Mémoire de Master 2 Histoire de l’art, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
    2023.
  • MINARD, Eva, Thilda Harlor : critique d’art féministe au service du développement culturel au passage
    du siècle. Étude de cas de sa collaboration à La Fronde. 1897-1905, Mémoire de Master 2
    Développement culturel territorial, Université Gustave Eiffel, 2024.
  • ROBERTS, Mary Louise, « Copie subversive : le journalisme féministe en France à la fin du siècle
    dernier », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 1997.
  • THÉRENTY, Marie-Ève, « LA chronique et LE reportage : du « genre » (gender) des genres
    journalistiques », Études littéraires, n°3, 2009, p. 115-125.

[1] N.s. La Fronde, n°1, 9 décembre 1897, p. 1.

[2] Thilda Harlor, Mes Chemins, Paris, 1944-45, Bibliothèque Marguerite Durand, 090 HAR, p. 340-341.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
inviteesbmd (3 avril 2025). Thilda Harlor : critique d’art à La Fronde. L'effet Marguerite. Consulté le 12 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13off


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