La Bibliothèque féministe et féminine de Mme Chulliat
La bibliothèque de Mme Chulliat, 55 rue de Seine
Au début du XXe siècle, plusieurs bibliothèques féministes voient le jour. Des femmes documentent et archivent les actions de leurs aînées et consœurs (et leurs travaux propres), avec l’ambition de garder la mémoire de ces luttes1. Parmi elles figure Eugénie Chulliat, née Maurice, qui, en 1924, installe une “Bibliothèque féministe et féminine” au sein de la librairie de son mari (Librairie Ducrocq), au 55 rue de Seine.
Contrairement aux bibliothèques créées par Marguerite Durand ou Marie-Louise Bouglé, celle de Mme Chulliat ne survit pas au passage du temps ; elle cesse de fonctionner, faute d’argent, en 1936.
Pourtant, cette bibliothèque a laissé une trace remarquable de son existence : en 1928, Eugénie Chulliat demande aux ami·es de la Bibliothèque de remplir une sorte de livre d’or et de s’y présenter en quelques lignes. Sur plus de 170 pages, on voit ainsi se succéder une galerie de femmes (et 3 hommes). L’ouvrage, relié en cuir, commence par l’histoire de la Bibliothèque, à travers une série de coupures de presse et un texte dactylographié (“Un aperçu de la Bibliothèque féministe et féminine”, p. 15-17). Par une liste des conférences tenues en son sein, il témoigne aussi de l’activité régulière du lieu et de son ouverture à toutes sortes de sujets. Les conférences ont, le plus souvent, pour sujet une œuvre écrite par l’une des amies de la Bibliothèque.
L’objectif assumé de ces rencontres quasi-hebdomadaires (les dimanches) est de faire connaître les livres et travaux de femmes. Et ces rendez-vous sont plébiscités, comme en atteste le témoignage d’une certaine Charlotte Maréchal :
Une amie de la bibliothèque qui trouve ces réunions mensuelles très intéressantes. Les causeries rendent la lecture des livres parus beaucoup plus facile, en raison de l’explication minutieuse donnée, et permettent de se tenir régulièrement au courant des progrès du féminisme.”
Bibliothèque féministe et féminine, p. 145
L’intégralité de ce document exceptionnel a été numérisé par la Ville de Paris. Il est donc accessible sur le portail des bibliothèques spécialisées. Par ailleurs, la BMD possède un dossier documentaire consacré à la Librairie Ducrocq, qui fournit quelques informations sur la Bibliothèque féministe et féminine.
Un recueil d’autobiographies, de CV, d’expressions artistiques : plongée dans un réseau féministe hétéroclite
La Bibliothèque de Mme Chulliat rassemble des femmes venues de différents milieux professionnels et de différentes disciplines artistiques. Une diversité régionale est aussi visible : la Bretagne de Mme Salonne, la Corse de Suzanne d’Aloïsi, la région lyonnaise d’Odette Laguère, etc. La quasi-totalité des amies de la BFF s’illustrent dans l’activité journalistique. Toutes sont féministes et suffragistes. La Française est notamment mise à l’honneur, parmi les collaborations indiquées ; ce qui n’est guère étonnant puisque Mme Chulliat est la sœur de Jane Misme ! Mais aux côtés des journalistes, on trouve aussi des poétesses, des peintres, des musiciennes, des enseignantes ou des travailleuses sociales. La BFF compte également parmi ses membres les docteures en médecine Marthe Bertheaume et Suzanne Noël, et l’avocate Germaine Perrot.
Ce recueil manuscrit est aussi un véritable objet d’art car chacune de ses participantes a choisi une façon propre de se présenter. Depuis le CV en bonne et due forme, jusqu’à la page enluminée, en passant par le conglomérat de coupures de presse ; il est à l’image de ce réseau féministe hétéroclite. En voici quelques extraits, qui donneront un bref aperçu de cette profusion formelle !
Ce recueil d’autoportraits offre une fenêtre pour découvrir des femmes oubliées et observer les métiers divers qu’elles pouvaient exercer dans les années 1920. S’il est ardu de faire entrer ces femmes dans une case, tant elles sont souvent polyvalentes, nous tentons ici une typologie pour guider les futures recherches :
| Femmes de lettres et poètes | Jeanne Bach Sisley Marguerite Belmant ou Marbel Noémi Berthet Marguerite Berthet Alice Berthet Madame de Boloni, Sandor Rémeri Madame Pierre de Bouchaud ou Cardeline Thérèse Casévitz Clotilde Chivas-Baron Noélie Drous Mademoiselle Jane Feriès Marion Gilbert (aussi traductrice) Mlle Henry, dite Gab Adrienne Lautère Jeanne Leroy-Denis Louise Martial Madame Albert Pasquet Marie-Paule Salonne Mme Sirieyx de Villers Myriam Thélen Madame Claude Varèze Mademoiselle Marie-Louise Vert |
| Journalistes | Suzanne Babled Nora Biéléka Paul Descamps M. et Mme Froger-Doudement Madame Harrison, Amé Harris Mme la comtesse Karolyi Madame Julia Hersant de Lummen Jeanne Misme Marthe Pattez Madame Salonne Andrée Viollis Suzanne d’Aloïsi |
| Artistes | Hélène de Callias (compositrice) Suzanne de Callias (dessinatrice) Thérèse Darche (peintre) Odette Dulac (artiste lyrique, sculptrice, peintre) Mme Lame-Desprès (peintre, poète, conférencières) Louise Pichard Magdeleine Popelin (graveur, aquarelliste) Louise Salonne (dessinatrice) Magdeleine Vincelo (danseuse rythmique) |
| Bibliothécaires | Germaine Arel (bibliothèque nationale) Lucien Bouvat (à la Société asiatique) Madame Jane Nemo (bibliothèques de Paris) |
| Professeures et enseignantes | Lucie Bérillon Clotilde Brière Misme (historienne de l’art) Jenny Divelly (graphologue) Marie-Thérèse Gil Baer (enseignement par l’art) Madame Moll Weiss (enseignement ménager) Mlle Mary Morel (musique) Blanche Rey (graphologue) Madame Simon (réformatrice de l’écriture) Madame Zay-Manuel (travaux à l’aiguille) Léontine Zanta (docteure en philosophie) |
| Médecins et avocat | Marthe Bertheaume Madame le docteur Suzanne André Noël (chirurgie esthétique) Germaine Perrot (avocat à la Cour) |
| Arts et métiers | Jeanne Bouvier (chemisière lingère) Georges Fonsèque (joaillerie) Madame Marcelle Lesage (libraire-éditeur) Jeanne Poitrey (secrétaire d’administration) |
| Femmes politiques et travailleuses sociales | Cécile Brunschwicg Élisabeth Fonsèque Odette Laguère Madame Legrand-Falco Jeanne Mélin Madame Monin Juliette Raspail |
| Amies de la BFF | Charlotte Maréchal Marie Rossignol (institutrice, écoles communales) Madame Georgeon Jeanne Bertrand |
- Voir aussi : Marine Rouch, “Les féministes et leurs archives”, dans Françoise Blum (dir.), Genre de l’archive. Constitution et transmission des mémoires militantes, Paris, Codhos, 2017, p. 73-83 [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Juliette Eyméoud (16 juillet 2024). La Bibliothèque féministe et féminine de Mme Chulliat. L'effet Marguerite. Consulté le 7 septembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/120vv
