Le fonds du groupe Les Répondeuses
Sommaire : 1. Les trois piliers des Répondeuses ; 2. Pourquoi un répondeur téléphonique ? ; 3. De quoi parlaient-elles ?
En mai 1977, Carole Roussopoulos, Mimi Bastille et Danielle Prévost créent un “journal téléphonique”, baptisé Les Répondeuses. En appelant le 539.80.30, on pouvait laisser un message pour obtenir des informations, déposer une annonce ou encore faire la promotion d’un événement artistique. Et pour écouter les messages des Répondeuses, il suffisait de taper le 545.35.35. Une dizaine de femmes se sont ainsi relayées pour faire fonctionner le dispositif. Un vrai travail reste à faire pour les nommer toutes et pour sortir de l’oubli ce groupe féministe peu connu. Avis aux amateurices !
Le groupe cesse son activité en janvier 1984 et ne tarde pas à confier ses archives à la bibliothèque Marguerite Durand (le don date d’avant 1989). Le fonds que nous conservons est composé de documents administratifs, de lettres envoyées aux Répondeuses, d’un grand nombre de carnets écrits à plusieurs mains et qui servaient à consigner les messages reçus, mais aussi d’une dizaine de cassettes audio (17 exactement). Grâce à un chantier de numérisation financé par la Ville de Paris à l’automne 2023, il sera bientôt possible d’écouter 12h30 d’enregistrement (pour la période mai 1977-1981) !
Les trois piliers des Répondeuses : Roussopoulos, Bastille et Prévost
Carole Roussopoulos (1945-2009)
Carole Roussopoulos (nom de naissance de Kalbermatten) est, sans conteste, la plus connue des Répondeuses. Entre le début des années 1970 et 2009 (année de son décès), elle a réalisé et monté plus de 150 documentaires1. Par ce médium, elle milite pour faire entendre les sans-voix et pour représenter les oppressions vécues par les femmes, mais aussi par les populations colonisées et racisées, par les personnes homosexuelles, par les pauvres, les ouvrier·es (on pense notamment aux 6 documentaires qu’elle consacré à la lutte de LIP, en 1976), etc.
Après avoir initié sa grande amie Delphine Seyrig à la vidéo, elles réalisent ensemble deux pamphlets devenus iconiques : Maso et Miso vont en bateau (1976) et S.C.U.M. Manifesto (1976, en co-réalisation avec Nadja Ringart et Ioana Wieder). Quelques années plus tard, elles fondent, avec Ioana Wieder, le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir (1982). L’objectif de ce centre – qui existe toujours – est d’archiver et de produire de la documentation audiovisuelle sur l’histoire et les luttes des femmes, partout dans le monde. Une très belle exposition a eu lieu, en septembre-décembre 2023 à la Cité internationale des arts de Paris, pour rendre femmage aux Insoumuses (Seyrig, Roussopoulos et Wieder) et autres Défricheuses des années 1970-19802.
Carole Roussopoulos a aussi enseigné la vidéo à la nouvelle université de Vincennes (entre 1973 et 1976). Après l’époque des Répondeuses, elle s’illustre en directrice de cinéma (1986-1994) et pas n’importe lequel : L’Entrepôt était (et est encore) un espace culturel mêlant au ciné art&essais, une librairie et un restaurant.
La fin de sa vie a été marquée par plusieurs reconnaissances institutionnelles et officielles. Nommée Chevalière de la Légion d’honneur (2001), Carole Roussopoulos reçoit aussi le Prix culturel du Valais (2009), une prestigieuse récompense de son pays natal, la Suisse. Les archives et réalisations de Carole Roussopoulos ont été déposées, pour partie à la Médiathèque Valais (Martigny, Suisse) et pour partie à la Bnf.
Mimi Bastille et Danielle Prévost
Si on sait peu de choses de ces deux femmes, quelques informations ont pu être glanées concernant Mimi Bastille. Le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir conserve un enregistrement, réalisé par Carole Roussopoulos, d’un groupe de musiciennes, appelé Les Babouches. Les membres de ce groupe sont : Lola Cosmic (au piano), Rita Mambo (aux percussions), Zaza Boa (à la basse) et Mimi Bastille (à la guitare et au saxophone). On devine à leurs noms que ces artistes pratiquaient un féminisme de la dérision et plein d’humour. L’enregistrement d’environ 3 min – il s’agit d’un extrait d’un spectacle pour l’anniversaire du Planning Familial – est en ligne, consultable gratuitement, sur le site du Centre.
Hormis cette vidéo (non-datée mais probablement réalisée au milieu des années 1970), Mimi Bastille reparaît en 2014, à l’occasion d’une rencontre autour de l’exposition In Situ-1 : mur blanc pour Andrea Bowers, organisée par l’espace culturel Louis Vuitton. L’artiste américaine Andrea Bowers réalise alors une œuvre inspirée d’une affiche produite par les Répondeuses : Mimi Bastille, en tant que membre fondatrice du collectif, est invitée à une discussion publique.
Face à la difficulté d’informer, un groupe de femmes décide de “faire un répondeur”. C’était une idée très neuve à ce moment-là. On venait relever les messages. On les notait sur des petits cahiers. Il a fallu financer le répondeur de manière professionnelle. On a créé le groupe des Babouches qui nous faisait vivre à mi-temps. Et on faisait une fête tous les ans à Wagram avec une affiche comme celle qu’Andrea Bowers a reprise.
Mimi Bastille, interrogée en 2014 – espace culturel Louis Vuitton
Quant à l’activité militante de Danielle Prévost, la seule trace retrouvée par nos soins est un extrait d’entretien qu’elle a donné à une journaliste de La Vie en rose, au printemps 1981. Elle répond alors aux inquiétudes formulées par sa consœur, face à la disparition d’un grand nombre de revues féministes :
Pour moi, ce n’est pas dramatique. Dans la mesure où le féminisme est dans la marginalité, il est normal qu’un journal féministe naisse et meure rapidement, puisqu’il vit avec peu de fonds. La presse réapparaîtra sous une autre forme, de toute façon. Une certaine presse a intérêt à dire que le mouvement n’existe plus mais ce n’est pas vrai. Il est en train de ré-avancer, de ré-exister.
Danielle Prévost dans La Vie en rose, mars-mai 1981
Pourquoi un répondeur téléphonique ?
Le début des années 1980 est marqué par un triste constat : les revues féministes nées au milieu de la décennie 70, nombreuses et protéiformes, cessent une à une leurs activités. C’est du moins ce que déplore la journaliste Françoise Guénette dans son article “Après 10 ans de lutte, où est passée la presse féministe en France ?” (La Vie en rose, mars-mai 1981). Le phénomène s’explique de plusieurs façons : pour certaines il s’agit d’un manque de financement et d’un refus militant d’avoir recours à la publicité pour pallier les déficits, pour d’autres c’est le signe plus général d’un essoufflement du Mouvement des femmes, pour d’autres encore (comme Danielle Prévost) c’est une évolution normale, un changement de médium et d’espaces investis.
Il est plus important que les femmes, ou en groupe ou à deux, sur les lieux où elles vivent, fassent des choses avec d’autres femmes… pour la propagation des idées et la transformation des vies. Ici, à Toulouse, des femmes s’organisent pour faire de la vidéo, des stages de cinéma, un ciné-club, etc., c’est la même chose ailleurs, avec les maisons de femmes, les comités d’entreprise, les centres contre le viol, etc.
Brigitte Boucheron de la Maison des femmes de Toulouse, dans La Vie en rose, mars-mai 1981
Il n’est pas étonnant que la vidéaste Carole Roussopoulos, pionnière du “multimédia”, ait été à l’initiative des Répondeuses. Le répondeur téléphonique est sûrement apparu comme une solution moderne pour répondre aux nouveaux besoins et aux nouvelles pratiques des femmes et des féministes.
Après tout, la période d’activité des Répondeuses correspond presque au lancement et à la popularisation du Minitel, fleuron technologique français3 rapidement investi par des associations et groupes militants4 !
De quoi parlaient-elles ?
Comme indiqué en introduction de ce billet, le fonds Les Répondeuses a été, jusqu’ici, très peu consulté et une véritable monographie de ce groupe féministe reste à faire. La dernière partie de notre article aura donc pour objectif de vous faire saliver devant quelques documents, sortis au hasard des boîtes d’archives 2 et 3. Le premier ensemble de photos est consacré à des lettres, envoyées aux Répondeuses en 1981, pour transmettre différents messages.
Le second ensemble de photos vous permettra de plonger dans la masse documentaire, encore inexplorée, des carnets de prise de messages laissés par voie téléphonique.
De quoi parlaient les Répondeuses et leurs auditrices ? Quelles thématiques, quels combats, quels groupes, quelles associations sont représentés dans ces messages écrits et sonores ? Ces questions restent en suspens…
Alors, au travail, chercheuses et chercheurs !
- La liste exhaustive des documentaires de Carole Roussopoulos se trouve sur le site de l’association éponyme. URL : https://www.caroleroussopoulos.com/ [↩]
- Défricheuses. Féminismes, caméra au poing et archive en bandoulière, Cité internationale des arts, Paris, du 28 septembre au 20 décembre 2023. Commissariat d’exposition : Nicole Fernández Ferrer et Nataša Petrešin-Bachelez. [↩]
- Christophe Cariou et Morgane Gaulon-Brain, “Du Minitel à l’Internet” [en ligne], La revue des médias, INA [publié le 29/03/12, consulté le 22/12/23] [↩]
- Brice Demars, “Le Minitel et l’Étudiant. L’utilisation de la télématique par la coordination étudiante de 1986″, terminal, 2019, n° 125-126 ; Fabrice Granjon, “Les répertoires d’action télématiques du néo-militantisme“, Le Mouvement social, 2002/3, n° 200, p. 11-32 [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Juliette Eyméoud (15 juin 2024). Le fonds du groupe Les Répondeuses. L'effet Marguerite. Consulté le 5 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11tzt
