Femmes, prenons la nuit ! Les marches de nuit contre les violences sexistes et sexuelles dans la seconde moitié des années 1970

Professeure dans un lycée, Marie Godo a repris des études à l’âge de 52 ans et a réalisé un formidable travail de recherche sur les actions féministes contre les violences sexistes et sexuelles dans les années 1970. Après être venue travailler pendant des mois sur les fonds de la BMD, elle nous partage ici son parcours et les conclusions de ses recherches.

Le 14 janvier 1978, vers 23 heures, près de trois cents femmes se rassemblent devant la mairie de Brest. Elles allument des flambeaux pour éclairer la nuit d’hiver, font jouer les tambours, et commencent à défiler dans les rues principales de la ville pour dénoncer le viol et toutes les violences faites aux femmes. Les slogans dénoncent à la fois la réification du corps des femmes : « la femme n’est pas un objet », « je suis à moi, rien qu’à moi^[1] », les violences de rue « sifflées, draguées, violées, on en a marre^[2] », et le viol : « Ras le viol^[3] ».

Cette marche de nuit s’inscrit dans un vaste mouvement de mobilisation contre les violences faites aux femmes, qui a été très actif dans la seconde moitié des années 1970, et qui est ensuite tombé dans un relatif oubli. Jusqu’à présent, la lutte pour le droit à l’avortement a en effet largement éclipsé cette mobilisation, que ce soit au niveau médiatique ou dans la recherche universitaire. Retrouver ces marches de nuit, c’est donc contribuer à écrire une histoire des femmes encore méconnue, et c’est aussi tisser le lien entre les générations de féministes, celle des années 1970 et celle d’aujourd’hui, qui s’ignorent souvent, et qui gagneraient à se connaitre mieux.

Comment avez-vous décidé de reprendre des études et pourquoi avez-vous choisi le domaine de l’histoire des féminismes ?

Parce que la BMD se trouve tout près de chez moi ! Au-delà de cette boutade, la vie m’a appris qu’il fallait saisir les occasions au vol. Professeure heureuse en lycée, je n’envisageais pas d’autre horizon lorsqu’une possibilité de congé formation pour faire de la recherche s’est présentée à moi.

J’avais gardé de mes études d’histoire un goût profond pour la recherche : farfouiller dans des cartons pour trouver des documents, tomber sur des moments de vie toujours intéressants, souvent étonnants, parfois très émouvants, les mettre en lien avec un contexte historique, leur donner du sens : tout ce qui fait la saveur de la recherche historique était vivant au fond de moi. En parallèle, le renouveau des revendications féministes depuis le mouvement  #Metoo avait résonné avec des choses très personnelles pour moi et je ressentais le besoin de me pencher sur cette histoire.

Je me suis donc lancée dans cette année de recherche et je dis aux femmes qui voudraient faire de même : allez-y, croyez en vous, la recherche est un monde passionnant et très stimulant, dans lequel j’ai rencontré beaucoup de soutien et de bienveillance. Tout est possible pour vous aussi !

Avez-vous trouvé facilement des archives concernant ces marches de nuit ?          

Au départ, travailler sur les marches de nuit m’a paru difficile car elles n’avaient fait l’objet d’aucun travail de recherche en France et étaient à peine mentionnées dans les livres majeurs sur les mouvements féministes. Heureusement, la richesse des collections de la BMD, leur accès très facile et les conseils avisés des archivistes m’ont été d’un grand secours. Les nombreux fonds d’archives privées, mais aussi les dossiers thématiques construits au fur et à mesure du temps à partir de documents collectés par les archivistes elles mêmes ont été des sources précieuses d’informations. Avoir accès à un très grand nombre de livres publiés sur l’histoire des féminismes jusqu’aux plus récents m’a également été très utile.

J’ai eu la chance de trouver un dossier important concernant les affaires de viol dans les années 1970 (Dossier viol DOS 179 VIO) et comportant des documents très variés, aussi bien des coupures de presse que des documents issus des mouvements féministes (affiches, tracts, brochures, témoignages).

Ce dossier m’a permis de retrouver la mention de plusieurs marches de nuit dans différentes villes en France. A partir de là, j’ai entrepris un travail de jeu de piste consistant à aller de documents en documents, de lectures en lectures, pour retrouver le maximum d’indices et d’informations sur ces marches et pour pouvoir les comprendre et les analyser. Je me suis posé de nombreuses questions : qui étaient ces femmes qui ont organisé ces marches ? Les violences contre les femmes étaient elles déjà si importantes ? Comment ont-elles réussi à mener un mouvement de lutte aussi original ? Est-ce qu’elles ont obtenu des résultats ?

J’ai aussi recherché des femmes qui avaient pu participer à ces marches de nuit pour les interroger, et j’en ai retrouvé quelques unes. L’une d’elle m’a même envoyé un album photo inédit sur la marche de nuit de Brest !

J’ai complété mes recherches en allant au Centre des archives du féminisme (CAF) qui est un autre lieu majeur de collecte et de sauvegarde des archives féministes à Angers. Et j’ai aussi épluché les revues féministes disponibles en ligne grâce au projet Persée “Féminismes en revue“.

Au final  j’ai pu retrouver une vingtaine de marches de nuit qui ont eu lieu dans toute la France, entre 1974 et 1982, aussi bien à Paris, Lyon que dans des villes de province plus modestes comme Brest ou Angers.

Comment vos recherches ont-elles modifié votre perception des luttes féministes des années 1970 ?

J’ai découvert un mouvement de lutte incroyable et passionnant. Pourtant le contexte était très difficile : dans les années 1970 le harcèlement de rue est déjà constant et personne ne parle du viol, les victimes se murent dans la honte. Quand elles osent porter plainte, elles se retrouvent souvent accusées d’être responsables de leur agression (de par leur tenue, ou parce qu’elles sont sorties le soir, ont fait du stop etc…), et les violeurs sont rarement condamnés. Il a donc fallu un courage incroyable aux femmes qui se sont mobilisées pour dénoncer ces violences. Le procès d’Aix dans lequel Gisèle Halimi a plaidé en 1977 pour défendre Anne Tonglet et Araceli Castellano le montre bien. Cette lutte s’est nourrie de tout le travail de réflexion que les femmes ont alors mené pour montrer que le viol n’est pas un simple fait divers mais un instrument d’oppression patriarcale systémique parce qu’il permet de maintenir les femmes dans la peur et la soumission [5].

L’autre aspect passionnant de ce mouvement c’est la solidarité que les femmes ont construite entre elles : les marches de nuit contre le viol ont en effet souvent pour but de défendre des amies violées. Elles sont précédées de moments de parole pendant lesquels toutes les femmes peuvent témoigner, se sentir écoutées et comprises, et ça leur a certainement apporté une grande force !

Les marches de nuit font partie des tactiques de lutte très originales que les féministes ont inventé dans les années 1970 : ces mobilisations sont en effet toujours joyeuses et on trouve beaucoup d’humour dans les slogans, les chansons et les modes d’action. Les marches de nuit se déroulent ainsi éclairées aux flambeaux, au son des tambours et des chants, les femmes sont parfois déguisées, et on les voit toujours très joyeuses sur les photos que j’ai pu retrouver. En faisant la fête dans la rue, la nuit, elles démontrent ainsi leur volonté de « reprendre la rue, la nuit », et de remettre en cause les normes sociales qui renvoient les femmes à l’espace privé. C’est ce que proclame aussi l’appellation « Take back the night » que ce mouvement a encore aujourd’hui au Canada et aux États-Unis. Cette façon de lutter de manière solidaire et joyeuse me semble très inspirante pour guider nos luttes actuelles.

Quels sont les documents qui vous ont le plus marquée ?

Au cours de mes recherches, j’ai été touchée par de très nombreux documents, mais je crois que c’est l’humour et l’esprit subversif que je retiendrai avant tout. Par exemple, à Brest, le 14 janvier 1978, les femmes décident que la marche de nuit doit arpenter le port, qui est à l’époque un lieu de bars mal fréquentés où aucune femme ne peut s’aventurer. Le but est de montrer la détermination des femmes à vouloir marcher dans la rue où que ce soit, même la nuit, en toute sécurité.

Autre exemple : à Paris, le 4 mars 1978, lors de la marche de nuit, « dans un souci pédagogique d’inversion des rôles, des groupes de filles déguisées exubérantes draguent les hommes[6] », pour leur faire ressentir et comprendre à quel point le harcèlement de rue peut être pénible. Le 8 mars 1980, à Paris sur le boulevard St Michel, des femmes décident de finir la manifestation en occupant ostensiblement les terrasses des cafés. Ici aussi le but est de s’imposer dans la rue, le soir, et de dénoncer le harcèlement de rue, c’est-à-dire le comportement de « ceux qui ont le plaisir de tenir les passantes au courant de l’état de leur quéquette ». Et «  les quelques dragueurs furent suivis, bruyamment interpellés et renvoyés vertement, honteux et confus (ça change), à leur foyer[7] »

On le voit, ces femmes ont inventé de nouvelles tactiques féministes, très différentes de la manifestation classique de protestation. En se mettant en scène dans la rue, elles construisent une conscience commune et cherchent à obtenir le soutien de la population en frappant l’opinion publique de manière originale et drôle. Elles sont donc à l’origine de cette forme d’action, le happening dans la rue, qu’ont repris ensuite des associations comme Act Up contre le sida, ou NousToutes contre les féminicides.

        

Quel impact ont eu ces marches de nuit sur la société ? Pouvez-vous en proposer un bilan ?

Au final ces militantes ont réussi à faire bouger la société : le sujet du viol est devenu un sujet largement débattu dans les médias, et au début des années 1980, une nouvelle loi requalifie le viol de manière plus claire et alourdit les peines encourues. Cependant le silence est ensuite largement revenu, au point que ces luttes des années 1970 contre les violences faites aux femmes sont tombées dans l’oubli, même pour la génération de féministes actuelle.

Mon travail maintenant va consister à faire connaitre cette histoire pour contribuer à ce que les violences faites aux femmes restent un sujet majeur de mobilisation et que de réelles mesures soient prises pour les empêcher. Aucune politique de promotion de l’égalité entre femmes et hommes ne réussira tant que les femmes ne seront pas en sécurité dans leur propre corps.

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[1] « Manifestation contre le viol à Brest « Je suis à moi, rien qu’à moi » », Libération, 16 janvier 1978.

[2] Album de photo de Kattel P., militante, archive personnelle. 

[3] « Elles en ont ras le viol », Le Matin, 17 janvier 1978.

[4] Fanny Gallot est Docteure en histoire, Maîtresse de conférences à l’Université Paris-Est Créteil et  membre du Centre de Rechercher en Histoire Européenne Comparée (CRHEC). Ses recherches portent principalement sur les ouvrières, le travail à l’épreuve du genre, le syndicalisme et les féminismes. Ses publications les plus récentes portent sur la notion de travail reproductif.

[5] L’ouvrage de Susan Brownmiller a été fondamental dans cette réflexion : Against Our will : Men, Women and Rape, New York, Bentam, 1975, traduit en France en 1976.

[6] Selon Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Notre corps, nous-mêmes », dans GUBIN Eliane et collab. (dirs.), Le siècle des féminismes, Paris, Éditions de l’Atelier/ Editions Ouvrières, 2004, pp. 227-238.

[7] Histoire d’Elles, 1980, n°22, p.3

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