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Une décennie dans les archives des femmes

Après dix années passés à la bibliothèque Marguerite Durand, l’heure de la retraite a sonné pour notre très estimée collègue Catherine, alias la grande prêtresse des dossiers documentaires. Bibliothécaire passionnée, elle quitte son poste avec un pincement au cœur. Avant de partir, elle a accepté de transmettre un fragment de sa riche expérience.

Arrivée en 1999 dans le réseau des bibliothèques parisiennes, Catherine avait déjà vécu de plusieurs aventures professionnelles, allant des fouilles archéologiques en Syrie à la régie lyrique. Après avoir travaillé dans les trois sections en bibliothèques de prêt (adulte, jeunesse, disco), son âme d’historienne a saisi l’occasion de travailler en patrimoniale dès qu’un poste s’est libéré à la BMD.

Catherine avait gardé de ses études d’histoire de bonnes notions de l’évolution de la place des femmes dans la société, et elle avait toujours eu conscience des inégalités de traitement entre les hommes et les femmes. Néanmoins, la découverte des fonds de la bibliothèque l’a profondément marquée. C’est une littérature et une culture féministe d’une grande richesse qu’elle a pu découvrir et approfondir au fil du temps.

” Ce qui m’a frappée, c’est de découvrir de nombreuses personnalités importantes que je ne connaissais pas, en particulier chez les féministes du XIXe siècle. Je ne soupçonnais pas une activité aussi intense, une telle énergie déployée ni une organisation aussi aboutie : congrès internationaux, magazines et journaux, propositions de lois, initiatives originales… Une autre prise de conscience a été de découvrir à quel point la France avait été en retard concernant les droits des femmes, y compris par rapport à des pays considérés comme émergents.”

Le travail de conservation sur les dossiers (recueils d’articles de presse et de documents classés par sujet), dont Catherine a assumé la charge dès son arrivée, a été pour elle l’occasion de mesurer la conscience qu’avaient les féministes de la nécessité de garder une trace de leur travail, de leur histoire. « À voir le soin qu’elles ont pris à archiver chaque document ayant trait à leurs luttes, on perçoit clairement leur sentiment d’être pionnières et leur lucidité quant à la fragilité de la reconnaissance qui leur est accordée. Elles savaient qu’elles pouvaient très vite basculer dans l’oubli et elles se sont organisées pour s’en prémunir, moins par amour propre que par volonté de transmettre les connaissances théoriques et pratiques de leurs luttes : organisation, moyens d’action, théories, œuvres littéraires, etc… »

La spécificité de ces dossiers, constitués dès l’époque du centre de documentation de la Fronde et alimentés depuis, c’est aussi de témoigner de l’histoire de la bibliothèque. Ouvrir un dossier, c’est parcourir des couches successives de façons de travailler, de sélectionner les documents, explique Catherine. Chaque bibliothécaire qui a travaillé sur ce fonds a imprimé sa marque.

Pendant toutes ces années, l’une des grandes satisfactions professionnelles de Catherine a été de pouvoir rendre leur identité à certaines inconnues croisées dans les dossiers. Elle les appelle « toutes les Madame Jules Dupont » : jusqu’à une époque récente, les femmes mariées pouvaient être désignées à la fois par le nom et le prénom, ou encore par le titre du mari (Madame la Générale). « Je n’avais jamais réalisé à quel point les femmes sont intraçables. Le mariage constituait parfois une perte d’identité totale. Aujourd’hui quand je rectifie les notices je mets toujours le nom de naissance. Je dois parfois mener de véritables enquêtes pour retrouver les noms, dates, identités des personnes. »

L’histoire de la bibliothèque, Catherine en a, elle aussi, été actrice et témoin. Au cours de ces dix dernières années, elle a participé à deux déménagements pour travaux, à la longue fermeture et réorganisation du travail lors de la crise du COVID et assisté à la lutte des chercheuses et des chercheurs contre le déplacement des collections à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris qui aurait pu détruire l’identité de la bibliothèque. « Chaque bouleversement a permis de souder encore plus l’équipe et de rebondir pour améliorer l’accueil du public, la valorisation et la conservation des documents. »

Depuis 2014, c’est aussi la société tout entière qui a évolué à mesure que déferlait la troisième vague du féminisme, alimentée par le mouvement #MeToo. On pourrait supposer que ce regain d’intérêt pour le féminisme aurait eu un impact sur la fréquentation de la bibliothèque et sur sa visibilité. Ce n’est pas l’impression qu’en retire Catherine. « Je n’ai pas constaté davantage de fréquentation. L’un des changements le plus flagrant que j’ai pu observer, c’est la baisse d’attribution des crédits dans le monde universitaire. Par rapport à mon arrivée à la BMD, je constate que les chercheuses de province et de l’étranger sont venues pour des périodes de plus en plus courtes au fil du temps. Auparavant, on avait parfois des chercheuses qui venaient de très loin (du Japon, des États-Unis par exemple) pour des périodes allant jusqu’à plusieurs mois, et ce plusieurs années successives. Maintenant c’est terminé. »

Elle constate également une évolution des centres d’intérêt chez les universitaires. « Aujourd’hui, ce sont les questions liées au genre qui sont étudiées, alors qu’avant on entendait vraiment beaucoup moins ce terme. Il y a aussi eu un grand engouement pour les luttes des années 70 avec le cap des 50 ans qui a été franchi et a permis l’accès aux documents de cette période. »

Il y a aussi des choses qui n’ont pas changé avec le temps et que Catherine n’a cessé d’apprécier. La diversité du public, par exemple. Le monde universitaire d’un côté, mais aussi tous les professionnels (documentaristes, plasticiennes, biographes, commissaires d’expo, metteurs en scène…). Sans oublier les occasionnels qui sont souvent très touchants, ceux qui viennent pour des raisons personnelles ou familiales et dont les visites enrichissent souvent nos connaissances sur des personnalités peu connues qui ont laissé une trace, quelque part dans les archives.

« J’ai toujours eu l’impression que cette bibliothèque était un endroit où les lecteurs se sentaient bien. » confie-t-elle. « Comme s’ils avaient le sentiment qu’on était concernées par leur domaine d’étude pas seulement sur le plan professionnel, et que de ce fait nous avions une certaine connivence. »

Travailler à la BMD, accompagner le public dans ses recherches, c’est toujours l’occasion de faire de belles rencontres, à la fois dans le temps présent et dans le passé. On ne se lasse jamais de parcourir les archives, à chaque fois c’est une plongée dans le quotidien de personnes réelles, terriblement humaines, auxquelles on finit souvent par s’attacher. Les documents nous donnent une infinité de détails sur leurs vies : plus on lit et mieux on se représente les habitudes quotidiennes, la mode, la décoration, le mobilier et les objets… « Il y a comme des amitiés qui se nouent avec les personnalités sur lesquelles on travaille. On finit par en parler comme de nos voisines de palier. » s’amuse Catherine. « Mes grand-mères sont nées en 1903 : c’est touchant, je pense souvent à elles. Ce passé qui nous semble parfois si lointain, elles, elles l’ont connu. »

« C’est le patrimoine, il y a toujours quelque chose à apprendre, à découvrir : plus tu creuses plus le champ s’élargit. On ne s’ennuie jamais. L’intérêt des bibliothèques spécialisées, c’est d’aller en profondeur, tandis que dans des bibliothèques plus générales tu ne peux faire que du survol. »

« J’ai appris énormément de choses au cours de cette décennie », conclut-t-elle. « Mais ce qui me restera, je crois, ce sont des tout petits détails : j’ai adoré les petites attaches métalliques en forme de marguerites qui reliaient les papiers de Marguerite Durand, par exemple… Ou encore, manipuler le nécessaire d’écriture de Séverine… ces objets très personnels qui les ont accompagnées durant leur vie… »


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marilou Clair (19 novembre 2024). Une décennie dans les archives des femmes. L'effet Marguerite. Consulté le 24 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12psq


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